Le Kurd'is'tend la main

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Le Kurd'is'tend la main

Une nuit au Kurdistan

Le soleil a disparu, le jour ne lui résistera pas très longtemps, il faut alors planter la tente. « Vas-y toi, t'es une femme ça passera mieux. », me glisse Yohann à l'oreille en descendant de vélo. Je m'approche le sourire aux lèvres avec aisance et délicatesse. La femme nous a vu venir du coin de l’œil même si elle faisait mine de continuer à balayer le foin essaimé sur le sol. Quand on ne parle pas la même langue, il faut bien choisir ses mots et les accompagner des bons gestes, afin qu'il y ait le moins d'incompréhension possible. Il s'agit d'être efficace, la nuit tombe et cet endroit semble le plus propice pour établir notre campement. Ouf, elle acquiesce. Nous filons derrière le mur et commençons à déballer la tente. Nos gestes sont rapides, nous devons garder au maximum la chaleur emmagasinée durant l'effort. Un gros chien déboule les babines découvertes, bientôt suivi d'enfants qui le chassent vivement, puis nous regardent en gloussant avant de prendre eux aussi la poudre d'escampette. Un homme se pointe au visage franc et au regard amical. Il nous mime de remballer notre abri de fortune. Selon lui, il fait décemment trop froid pour passer la nuit dehors et le chien ne nous lâchera pas. Ce soir, nous serons ses hôtes.

Nous traversons le petit village Kurde jusqu'à l'entrée de sa maison, escortés par la ribambelle de gamins. Une pièce immense s'ouvre à nous, entièrement recouverte de tapis et quasi vide de meubles. Nous prenons aussitôt les places d'honneur réservées aux invités : nous encadrons le poêle qui dégage une chaleur torride. Ça donnera le ton de la soirée, les femmes se grouperont sur la droite, tandis que les hommes se réuniront à gauche. Nul besoin de le rappeler, ces règles sont implicites et connues de tous depuis la plus tendre enfance. Le chef de famille prend place aux côtés de Yohann, il n'a pas eu un seul regard pour moi. Je ne m'offusque pas et observe plus méticuleusement le jeu social qui se trame.

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Un groupe de jeunes femmes s'enhardit et vient s’asseoir en tailleur auprès de moi. Pendant ce temps-là, la maîtresse de maison s'affaire dans la cuisine et son aîné va changer de chemise. Je parle français ou anglais, elles parlent farci ou turc... Les mots ne nous seront pas d'une grande utilité pour communiquer. Il va falloir ruser. Toute rencontre débute par les présentations, à tour de rôle on lance notre prénom : Feutémé, Sahrlö, Samöh, Orman... Une farandole de nouvelles sonorités dansent dans mes oreilles, tandis que le « R » de mon prénom roule sur toutes les langues. Viendra alors l'âge. 16 ans pour les plus vieilles de la troupe, dont une qui a déjà un enfant de 3 ans. Elles n'en croient pas leurs yeux que j'en ai 10 ans de plus ! Elles sont jumelles, inutile de le préciser, leur ressemblance est frappante. L'une est vêtue de rouge, l'autre de bleu, elles portent de longues robes avec un voile brodé de fils brillants qui flottent librement derrière leur dos. De lourds bracelets scintillent et cliquettent à leurs poignets. Elles me rappellent des Princesses tout droit sorties de contes des 1001 nuits. Elles sont identiques jusque dans leurs paroles lorsqu'elles s'adressent à moi et pourtant, je comprends mieux Feutémé, la Princesse rouge. Je sors mon mini carnet de photos de famille, j'arrive à leur expliquer qui est qui. Les regards pétillent, l'excitation est à son comble au sein du groupe de filles. Elles constatent qu'en France aucun foulard ne recouvre mes cheveux et sont sidérées par la photo où je porte Yo à bout de bras.

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Après le défilé des tasses de thé qu'il serait impoli de refuser, place au repas. Nous passons à table, enfin de table il n'y en a point, nous pique-niquons tous autour d'une grande nappe en plastique posée à même le sol. Hommes, femmes et enfants sont réunis et bien ordonnés par genre. Pain plat, fromage de brebis, mélange de jeunes pousses et foies de volaille... Le tout arrosé d'un rafraîchissant sirop de cerises. Nous nous jetons de furtifs coups d’œil avec Yohann, nous sommes heureux de vivre cette expérience inattendue et inhabituelle. L'ambiance est bonne, mais les échanges toujours aussi fugaces. Les sourires et les regards doux seront nos moyens de communication les plus fiables.

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Des hommes du village viennent grossir le groupe de gauche autour du poêle. Tout le monde se lève en guise de salut. Yohann trône tel un Pacha au milieu de sa cour. Il n'a plus besoin de mots pour deviner dans leur regard les questions et les conseils les plus fréquents. Est-ce que vous êtes mariés ? Avez-vous des enfants ? Il fait trop froid pour dormir dehors ! - La nuit, il y a des animaux qui rôdent. - Est-ce que votre Gouvernement vous paye ou vous récompense pour le voyage que vous faites ? (Si seulement...) - En France, vous buvez du thé ? France... Karim BENZEMA ! Les enfants aussi sont de la partie munis de leur cahier d'anglais, et c'est souvent grâce à eux qu'ils se comprennent le mieux. Aucun mouvement ne lui est permis, jambes tendues, on le sert, lui tasse les coussins dans le dos. Dès qu'il se lève, tous se redressent aussitôt pour lui faire un passage et lui offrir une escorte. Du côté droit du poêle, plus la soirée avance plus les corps se rapprochent et plus les voix se font murmures. Nos discussions prennent des airs de confidence. Les enfants ne sont plus farouches et se vautrent sans gêne contre moi.

Avant d'avoir droit à une bonne douche chaude, nous terminons la soirée autour de graines de tournesol. Plus un bruit, uniquement la symphonie des cosses qui craquent sous nos dents. J'ai l'impression d'appartenir à une famille d'écureuils ! Nos hôtes nous apportent finalement deux épais matelas qu'ils placent côte à côte à deux pas du poêle, non sans avoir vérifié au préalable que nous étions bien mariés. S'entasseront par la suite une dizaine de couvertures d'une extrême douceur, notre couche ressemble au lit de la Princesse au Petit Pois. Nous voilà lovés dans un vrai nid douillet, personnellement à ce moment précis je n'ai aucun regret pour la tente toute recroquevillée dans sa pochette.

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L'apparition à l'horizon de l'astre flamboyant au travers les rideaux de brume redonnera vie à la maisonnée. Nos hôtes ne nous laisseront pas partir sans partager le copieux petit déjeuner composé de galettes épaisses et moelleuses, de miel, de beurre, de fromage et de dattes fondantes. Feutémé se glissera discrètement dans un coin de la pièce, patientant calmement. Elle est venue seule m'offrir un foulard en mousseline rose parsemé de H entremêlés de chevaux et allégrement aspergé de leur parfum. Pas un mot, pas un geste, mais un regard profond qui en dit long. Elle est entourée de pudeur. Je n'ose la toucher. Je pars, elle reste. Les remerciements et adieux se feront à distance, le même sourire aux lèvres, en espérant que cette rencontre restera ancrée au fond de nous.

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Publié dans Iran

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